Dans l’imaginaire collectif, les rôles du danseur et de la danseuse de tango argentin sont très stéréotypés : au danseur revient le contrôle du mouvement et la décision, et à la danseuse, l’écoute et le lâcher-prise. Mais lorsqu’on plonge dans la finesse de chaque rôle, on leur découvre un visage très différent !
Découverte n°1 : on peut passer outre la division traditionnelle des deux rôles, pour apprendre à guider ou à suivre quel que soit son genre. En effet l’adaptation à un rôle ou l’autre dépend davantage de l’envie et de la personnalité, plutôt que de dispositions naturelles.
Découverte n°2 : la division des rôles est surtout beaucoup moins binaire et « opposée mais complémentaire » qu’on pourrait le croire à première vue.
Décision et écoute appartiennent aux deux rôles, quoique de manière un peu différente :
Un·e bon·ne leader ne doit pas seulement décider des pas avec détermination, mais aussi être très à l’écoute de son/sa partenaire.
Un·e bon·ne follower ne doit pas seulement écouter, mais aussi interpréter avec détermination le guidage qu’il/elle perçoit.
Explorons dans le détail les qualités requises pour chaque rôle.
Leader : Décision et attention
Il appartient à la personne qui guide de proposer les pas à réaliser, mais aussi leur direction, leur amplitude, le type d’énergie et l’intention musicale. Lorsqu’on dit « proposer », il s’agit de suggérer une direction et une manière de faire précises, en donnant envie au/à la partenaire de les réaliser, c’est-à-dire en offrant à son corps l’assurance, l’énergie et la préparation pour le faire. À chaque pas, il faut partager son projet avec son/sa partenaire de manière à ce qu’il/elle se l’approprie et le réalise par soi-même.
Guider ne veut pas dire contrôler ! Le projet de séquence ou de rythme qu’on a en tête et qu’on guide n’est pas figé. Lors de sa mise en œuvre, on doit faire preuve d’une adaptation permanente :
à l’environnement (l’espace, les autres couples)
à l’évolution de notre intention (les variations musicales, émotionnelles…)
et à la/au partenaire (comment il/elle interprète et réalise effectivement le mouvement décidé initialement)
Cette adaptation demande une attention particulière, une écoute précise de tout ce qui se passe à l’extérieur et dans le couple. C’est ainsi que l’on sera toujours prêt·e et à la bonne place, et que l’on pourra créer de bonnes conditions de danse pour soi-même, son/sa follower et tout le monde autour !
Follower : Écoute et interprétation
Le rôle de follower ne consiste pas du tout à se laisser porter, se laisser faire, se laisser mener. Loin d’être un rôle passif, il demande une justesse d’écoute mais aussi d’interprétation.
Avant toute chose, un·e follower décide avec qui il/elle veut danser. On n’est pas seulement choisi·e, on choisit ! Pour danser avec conviction, il est important de se sentir sur la même longueur d’ondes que son/sa partenaire et cela est valable dans les deux sens.
Le deal entre les deux rôles, c’est évidemment que la personne qui guide puisse guider. En premier lieu, il faut donc se mettre entièrement à l’écoute des messages envoyés par le corps du/de la leader. À force, le corps développe des « antennes » pour percevoir à chaque instant ce qu'il/elle propose. L’écoute devient alors comme un sixième sens.
Dans le même temps, lorsqu’on ressent un guidage, notre réaction est active :
on bouge pour concrétiser au plus précis le projet de la personne qui guide, c’est-à-dire non pas qu’on se laisse faire, mais qu’on se prépare à réaliser le mouvement avec notre propre énergie.
on interprète le guidage proposé : il ne suffit pas d’exécuter, il faut exprimer. C’est-à-dire jouer chaque instant, chaque pas avec sa propre émotion, sa propre écoute de la musique, sa propre personnalité. Ici, l’hésitation n’est pas de mise : hésiter, c’est créer un blocage dans la fluidité de la danse. Alors on suit notre instinct et si l’on se trompe, trompons-nous avec détermination !
Loin d’être un rôle passif et effacé, suivre requiert donc une activité et une détermination très particulières. C’est également grâce à cette réponse affirmée que le guideur /la guideuse peut écouter et tenir compte de notre interprétation dans ses « décisions » futures.
Alors finalement… qui suit qui ?
Écoute et détermination : le tango, une philosophie de vie ?
Philosophie est un bien grand mot, mais ce qui est certain, c’est que le tango est un reflet de certains aspects de la vie. Les injonctions sociales genrées se retrouvent dans les stéréotypes de chaque rôle, et progressivement l’évolution de la société vient faire évoluer le tango : on peut aujourd’hui en de nombreux endroits danser entre femmes ou entre hommes sans susciter de jugement hostile… mais il reste des résistances.
À l’inverse, il est un peu présomptueux d’imaginer que la vie s’inspire du tango – voire risqué, si l’on garde du tango une vision trop cliché ! Pourtant, lorsqu’on aborde les rôles sous l’angle des qualités d’écoute et de décision, il est tentant d’en imaginer les répercussions dans d’autres domaines de la vie :
Que serait un couple ou chacun·e, plutôt que de choisir un rôle et jouer en permanence une seule partition, essaierait de jouer un rôle ou l’autre en fonction des moments, des énergies, des envies ?
Dans notre propre vie, lorsqu’il s’agit de se construire, de mener à bien des projets, comment mêlons-nous écoute (de soi-même / des opportunités et contraintes extérieures) et détermination (envers soi-même / en faveur de l’avancée du projet) ?
En entreprise, ou dans tout projet d’équipe, si l’on essayait de remplacer "partenaire" par collaborateur/collaboratrice et "tango" par projet… comment cela se traduirait dans les relations entre les leaders et leurs équipes ?
Et vous, avez-vous d'autres expériences sur lesquelles le tango vous a apporté une nouvelle vision ?
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